Par Sarah DeWeerdt pour Spectrum News, 16 mai 2017
Traduction : Nicole Dupont pour l’AFFA
Article original : The unexpected plus of parenting with autism
Élever des enfants quand on est autiste peut paraître relever du défi. Mais toute une génération de parents autistes démontre que cela peut être un avantage, même quand leurs enfants ne sont pas autistes.
Sommaire
Introduction
Il sera bientôt 20h00 et à West Cork, en Irlande, un joyeux désordre règne dans la maison de Kirsten Hurley. On a promis aux enfants – Alex, 9 ans, et Isla, 4 ans – du chocolat s’ils laissent leur mère tranquille pendant qu’elle s’entretient avec un journaliste via Skype.
Mais cette promesse semble sans effet, du moins sur Isla qui escalade le dos de sa mère et fait le saut périlleux par dessus son épaule en babillant avec entrain.
« C’est quelque chose qui me rend folle », dit Kirsten Hurley. Les sollicitations sensorielles continuelles et parfois intenses auxquelles sont soumis les parents – l’enfant qui vous agrippe, qui grimpe sur vous ou qui répète « maman, maman, maman, maman, maman » – peuvent être difficiles à gérer pour elle car elle présente une forme légère d’autisme parfois appelée syndrome d’Asperger.
Elle a reçu le diagnostic du syndrome d’Asperger à l’âge de 23 ans, alors que son fils avait environ 14 mois. Alex a lui-même été diagnostiqué autiste un an plus tard. Aux Etats-Unis, le syndrome d’Asperger est depuis 2013 intégré dans la catégorie plus large des troubles du spectre autistique (TSA), mais en Irlande et ailleurs il demeure un diagnostic distinct.
D’une certaine manière, ce diagnostic partagé a aidé Kirsten Hurley à comprendre son fils. « En quelque sorte, Alex m’a toujours paru très logique », dit-elle. Isla, en revanche, ne semble pas présenter de traits autistiques et son comportement classique pour une fillette de son âge déconcerte parfois sa mère. Cette dernière a l’impression que sa fille développe un inépuisable besoin d’attention et qu’elle est capable de rejeter un verre de jus d’orange qu’elle avait réclamé l’instant d’avant. « Ce qu’elle fait et qui me paraît anormal parce qu’Alex ne le faisait pas sont des choses que font en fait les enfants neurotypiques », constate Kirsten Hurley en riant.
Dans sa situation de mère « Aspie », Kirsten Hurley est confrontée à de multiples casse-têtes auxquels elle fait face avec lucidité et une saine dose d’humour. Mais il lui est parfois arrivé d’être incomprise alors qu’elle cherchait de l’aide. Un jour, elle a dit à un thérapeute qu’elle consultait pour la première fois qu’elle avait le syndrome d’Asperger. Le thérapeute lui a alors demandé si elle aimait ses enfants, « ce qui n’était pas très utile », note-t-elle. « Les gens pensent, entre autres idées fausses sur les personnes autistes, qu’elles ne ressentent aucune émotion ».
Contrairement à ce que l’on pourrait penser, Kirsten Hurley est loin d’être seule dans son cas : un nombre surprenant de personnes avec un diagnostic d’autisme élèvent des enfants. Une enquête en ligne a reçu plus de 300 réponses de mères autistes, ce qui donne à penser qu’il y a probablement dans le monde des milliers de parents diagnostiqués avec autisme, et peut-être des centaines de milliers ou des millions sans diagnostic. On peut en relever d’autres preuves sur les groupes Facebook, les plates-formes de messageries et les blogs grâce auxquels des parents échangent sur leurs expériences et sur les moyens de régler les problèmes.
L’autisme peut être à l’origine de difficultés pour élever un enfant, d’après les témoignages de parents. Outre qu’il faut faire face à des surcharges sensorielles, aider un enfant à acquérir les compétences sociales peut par exemple être difficile pour des personnes qui ont elles-mêmes du mal à à gérer les interactions sociales. Mais l’autisme peut aussi apporter des compétences éducatives précieuses, en particulier avec un enfant présentant lui aussi un TSA (Trouble du Spectre de l’Autisme).
Pourtant, les écrits scientifiques ne font guère mention de ces parents. Ce n’est que ces dernières années, depuis que des chercheurs ont commencé à étudier les adultes autistes, qu’ils se sont posés des questions sur ce groupe de parents. « Je pense que nous assistons maintenant au XXIe siècle à une reconnaissance du fait que les personnes avec autisme sont parfaitement capables de participer à tous les aspects de la vie, mais elles l’ont peut-être fait de manière presque invisible, y compris en tant que parents », souligne Simon Baron-Cohen, directeur du Centre de Recherche sur l’Autisme à l’Université de Cambridge, au Royaume-Uni.
Du fait du peu d’études réalisées jusqu’ici, ces parents n’obtiennent que peu d’aide, mais de plus la société n’est guère préparée à l’arrivée en âge de procréer d’un nombre plus important de personnes diagnostiquées autistes. En l’absence d’informations suffisantes ou de soutien mis à leur disposition, ces jeunes gens pourraient conclure que devenir parents n’est tout simplement pas une option pour eux.
« Cela me fend le cœur de prononcer ces mots, mais c’est le message que j’ai entendu : ‘être autiste ou Asperger signifie-t-il que devenir parent n’est pas possible pour moi ?´ », dit Matthew Lerner, maître assistant en psychologie, psychiatrie et pédiatrie à l’Université Stony Brook de New York. L’expérience de Kirsten Hurley et de nombreux autres parents qui expérimentent ce que c’est qu’être un parent autiste pourrait répondre à cette inquiétude par un message d’espoir.
La possibilité d’être parents
L’idée qu’une personne présentant un TSA pourrait devenir parent a longtemps été considérée comme presque impossible. Lorsque, en 1988, Edward Ritvo, a proposé un article sur la question au Journal of Autism and Developmental Disorders, il l’a intitulé « Onze parents possiblement autistes ». Sans cette réserve, dit-il, il est pratiquement sûr que l’article n’aurait jamais été publié.
« Cet article a été refusé à huit reprises par huit des principales revues psychiatriques et médicales », se souvient Edward Ritvo, aujourd’hui professeur émérite de psychiatrie à l’Université de Californie, à Los Angeles. « Personne n’y croyait. Ils ne croyaient pas que ces parents étaient autistes, que des personnes autistes pouvaient grandir, se marier et avoir des enfants. »
A l’époque, l’autisme était perçu comme un trouble grave, généralement accompagné d’une déficience intellectuelle, et les recherches se concentraient sur les enfants autistes. Pourtant, les parents décrits dans ce court article présentaient des caractéristiques que l’on reconnaît aujourd’hui comme des traits autistiques : des comportements répétitifs tels que battements des mains et balancements d’avant en arrière, des rituels inhabituels comme arriver avec très exactement trente minutes de retard à chaque rendez-vous, un manque d’intérêt social, une absence de contact visuel.
Des publications ultérieures de l’équipe de Ritvo ont montré que ce n’était pas une anomalie pour des personnes présentant un TSA d’avoir des enfants : un article de 1994 décrivait 14 personnes autistes avec un total de 54 enfants. La plupart d’entre elles étaient des parents d’enfants venus en consultation dans le service de Ritvo et de son équipe. Ces derniers ont commencé à s’intéresser à ces parents parce qu’ils voulaient démontrer que l’autisme est un trouble physiologique avec un facteur héréditaire et non, ainsi qu’on le pensait généralement dans les années 1960 et 1970, le résultat d’un traumatisme psychologique.
Ces observations ont encouragé le lancement d’études sur la composante génétique de l’autisme. Sans pour autant que l’on se penche sur la vie de ces parents. Encore aujourd’hui, personne ne sait quelle est la proportion d’adultes autistes ayant des enfants, dans quelle proportion ces enfants pourraient eux-mêmes présenter un TSA et dans quelle proportion les enfants autistes ont un parent autiste. Et ces questions élémentaires ne s’intéressent en rien à la manière dont vivent les parents autistes : leurs difficultés, les efforts qu’ils déploient pour élever leurs enfants, l’évolution de leurs espoirs et de leurs craintes à mesure que leurs enfants grandissent.
En pratique, la seule étude empirique sur les expériences de parents autistes est une enquête en ligne menée par l’équipe de Simon Baron-Cohen auprès de 325 mères ayant le diagnostic d’autisme dans le monde entier. Les données non publiées réunissent les réponses à 89 questions formulées avec la collaboration de femmes autistes. Elles portent sur des sujets tels que la grossesse, l’accouchement, l’expérience sociale de la maternité et les points forts ainsi que les points faibles des parents autistes.
Dans cette étude, les mères autistes ont plus souvent fait état de dépression pré- et postnatale que les femmes faisant partie d’un groupe de 91 mères neurotypiques élevant au moins un enfant autiste. Elles étaient plus susceptibles de se sentir isolées et jugées par autrui. Beaucoup d’entre elles disaient n’avoir personne vers qui se tourner pour obtenir de l’aide, et elles se sentaient souvent incapables de faire face en tant que parent.
Pour certains parents, les préjugés et la stigmatisation entourant l’autisme peuvent avoir de terribles conséquences. Damon Matthew Wise Âû et sa femme ont tout de suite vu que les parents autistes font l’objet d’examens bien plus intrusifs de la part des services d’aide sociale à l’enfance. Damon Wise Âû est un fer de lance du mouvement d’auto-défense des personnes avec le syndrome d’Asperger et il vit a Shannon, en Irlande. Son épousRochelle Johnsone Karen présente elle aussi un TSA, tout comme leurs trois enfants qui souffrent par ailleurs de maladies chroniques tels que intolérances alimentaires, insomnies et problèmes dermatologiques.
A la naissance de leur plus jeune enfant, en 2003, le couple a eu de temps à autre recours à un système de répit permettant de confier un enfant à une famille d’accueil pendant quelques heures ou un week-end. A partir de l’été 2009 les deux plus jeunes enfants ont commencé à passer quelques jours par semaine hors de chez eux avec l’encouragement des assistants sociaux. Mais début 2010, le couple a appris que les services sociaux avaient entrepris des démarches pour placer les trois enfants en famille d’accueil à temps complet et à titre permanent. Selon le père, les autorités n’ont jamais donné aucune justification légale à ce projet. Pour lui, cet épisode témoigne d’un préjugé des services sociaux qui estiment que les personnes présentant un TSA ne peuvent être de bons parents. Finalement, en mai 2010, les services sociaux ont renoncé à leur projet.
Le fils aîné de Damon Wise Âû n’a été diagnostiqué Asperger qu’à près de 16 ans alors que, avant même ses deux ans, ses parents soupçonnaient qu’il était porteur du syndrome. Les médecins et les assistants sociaux « pensaient que c’est nous qui lui avions appris à manifester des traits autistiques », se souvient le père. Les médecins suggéraient que le couple souhaitait que leur fils présente un TSA, comme s’ils avaient le syndrome de Munchausen par procuration, un trouble psychiatrique par lequel un parent feint une maladie chez ses enfants afin d’attirer l’attention.
Le couple s’est aussi senti exclu des groupes de parents élevant des enfants autistes. Dans ces groupes, ils se sont parfois heurtés à une idée selon laquelle l’autisme serait une tragédie ou un trouble qu’il faut guérir. « Nous avons fait face au rejet et à la mise à l’écart parce que nous étions des parents autistes avec des enfants autistes », déplore Damon Wise Âû. (Ils ont créé leur propre groupe Facebook de soutien dans lequel le terme « guérir l’autisme » est déconseillé.)
Logistique et émotions
Les parents autistes sont parfois confrontés à des défis pratiques liés à leur condition. Par exemple, de nombreuses personnes autistes ont des problèmes avec la fonction exécutive, cet ensemble de processus mentaux complexes permettant de planifier et d’exécuter les activités quotidiennes. Ils ont aussi tendance à s’immerger profondément dans ce qu’ils font, au détriment d’autres priorités. Kirsten Hurley dit que, dans son cas, elle a du mal à faire face aux exigences logistiques de l’éducation de ses enfants, comme par exemple les conduire à l’école à l’heure, s’assurer de leur hygiène ou les nourrir correctement. Elle raconte que, lorsqu’ils étaient petits, elle faisait des listes énonçant point par point les tâches quotidiennes : Préparer le biberon. Préparer la nourriture. Donner le biberon et la nourriture à l’enfant. Mettre les assiettes dans le lave-vaisselle. Essuyer la table. Vérifier qu’il n’y a pas de miettes sur le sol. Vérifier que l’enfant est propre.
Certains parents présentant un TSA jugent épuisantes des tâches telles que les réunions parents-professeurs parce que les interactions sociales nécessitent de leur part un grand effort cognitif et émotionnel. D’autres ont des problèmes de traitement auditif qui rendent la communication verbale difficile. Le style souvent abrupt des personnes autistes peut aussi entraîner certains parents à offenser leur interlocuteur alors qu’ils n’en avaient nullement l’intention. Dans l’enquête de Simon Baron-Cohen, plus de 60 % des mères autistes disent avoir du mal à communiquer avec les enseignants, les médecins et d’autres professionnels concernant leurs enfants et redouter ce type de rencontres.
Les aspects émotionnels peuvent aussi être sources de difficultés. Cependant, loin d’être inconscients ou indifférents, ainsi que les stéréotypes de l’autisme le donneraient à penser, ces parents ont souvent une conscience aigüe des émotions de leurs enfants, mais ils ont du mal à les aider. « C’est parfois très douloureux et décevant pour moi de ne pouvoir les aider lorsqu’ils sont dans un état émotionnel », dit Kimberly, une habitante de Caroline du Nord, mère d’une fille de 10 ans et d’un garçon de 13 ans. « J’ai tendance à être vraiment accablée par toute l’émotion brute dégagée par mon fils de 13 ans et à être mal outillée pour y faire face et m’en remettre ». (Kimberly a demandé à ce que son nom de famille ne soit pas cité).
Kirsten Hurley s’attend à rencontrer des difficultés similaires lorsque ses enfants grandiront. « Lorsqu’Alex était plus petit et que quelque chose le rendait vraiment triste, je lui racontais juste une bonne grosse blague », dit-elle. Mais elle sait que cette tactique risque de ne pas fonctionner éternellement. « Si vous avez 14 ans et que vous avez des problèmes concernant le corps, les relations, ce genre de choses, que votre maman sorte une grosse blague, ne va rien arranger ». Elle a convenu avec son mari que ce dernier prendrait les devants pour ces questions. Mais elle souhaite aussi pour elle-même davantage de guidance sur la manière de les gérer.
Le fait que l’on attende d’une femme qu’elle soit le parent auquel on s’adresse en premier recours risque de faire peser une charge supplémentaire sur les mères autistes. Les jeunes mères n’ayant pas l’occasion de socialiser dans des groupes de rencontres risquent d’être privées de tout système de soutien. Les femmes peuvent être réticentes à organiser des réunions et des sorties qui les épuisent. Les exigences constantes de leur rôle de mère peuvent aussi les empêcher de trouver la solitude dont elles ont besoin pour recharger leurs batteries. « Je pense qu’il est bien plus facile pour les pères de prendre du recul en allant se cacher dans leur atelier, leur garage ou tout autre endroit qui leur sert de refuge », note Rochelle Johnson, une femme autiste qui vit près de Melbourne, en Australie, et qui a trois filles, dont deux sont autistes.
Mais les pères autistes sont aussi sous pression, ajoute Rochelle Johnson qui a fait l’an dernier son coming-out en tant que personne transgenre. « Les hommes autistes semblent très rigides quant à la façon dont les choses doivent ou ne doivent pas être faites, et je pense que cela peut donner lieu à un style parental très autoritaire », dit-elle. Selon elle, ces pères semblent stricts non parce qu’ils veulent plier leur enfant à leur volonté mais parce qu’ils recherchent la sécurité de la routine et du rituel.
Une prise de conscience de ces problèmes par la société permettrait d’apporter des solutions simples à certains d’entre eux. Par exemple, certains parents autistes trouvent plus facile de prendre rendez-vous avec un médecin par internet plutôt que par téléphone, ou de discuter avec les enseignants par e-mail plutôt que dans le cadre d’une rencontre. D’autres peuvent avoir besoin d’aide pour lister les tâches quotidiennes à accomplir lorsque les enfants sont en bas âge.
Pourtant, Simon Baron-Cohen et son équipe ont constaté en analysant les résultats de leur enquête qu’au Royaume-Uni 80 % des mères autistes disaient n’avoir pas reçu l’aide qu’elles avaient sollicitées auprès des écoles, des médecins et des services sociaux.
Avantages ?
En dépit de leurs difficultés, de nombreux parents autistes estiment qu’avoir des enfants les a aidés à faire face à leur syndrome, certains disent même qu’être autiste a fait d’eux de meilleurs parents que s’ils ne l’étaient pas.
Avoir des enfants peut prémunir contre l’isolement qui affecte tant d’adultes autistes. « J’ai remarqué que bon nombre de gens que je rencontre sont vraiment, vraiment seuls, des adultes qui ont été diagnostiqués et qui n’ont ni relations, ni familles », note Kirsten Hurley. « Je détesterais être seule tout le temps ». Les enfants lui donnent accès à un milieu social qu’elle trouve plus accueillant que celui des adultes. « J’adore traîner avec des enfants, » dit-elle, « j’adore l’énergie qui s’en dégage et le fait que les conversations sont vraiment plus faciles, alors qu’avec les adultes, vous devez faire bien plus attention à ce que vous dites et à la manière dont vous le dites. »
Pour Kimberly, avoir des enfants l’a aidée à surmonter un besoin paralysant de routine et de répétition. « C’est la capacité d’accepter qu’alors que j’ai planifié la journée, une diarrhée aigüe peut tout bouleverser, ou que si je dis que l’on ira à l’épicerie à 10 heures, cela ne se passe finalement pas ainsi », dit-elle. « Avant d’avoir des enfants, je n’aurais pas pu le supporter. »
Par ailleurs, certains de ces traits autistiques peuvent être un avantage pour élever des enfants. Kimberly explique que son goût de l’ordre et de l’organisation a d’une certaine manière profité à ses enfants. « Je gère tout, de sorte qu’il s’agisse du tennis, des rendez-vous chez le médecin, des camps de vacances, de l’école ou de leur adaptation à de nouvelles idées, de nouvelles activités et de nouvelles expériences, c’est toujours moi qui supervise tout », dit-elle. En fait, la décision de Kimberly de devenir mère célibataire et d’adopter son premier enfant pourrait s’expliquer par sa nature méthodique et tenace. (Elle s’est ensuite mariée et le couple a adopté un deuxième enfant.) « C’est tellement Aspie », sourit-elle. « Une fois que j’ai décidé d’adopter, je suis devenue comme un pitbull et j’ai réuni toutes les informations possibles et imaginables. »
Être autiste apporte-t-il des avantages pour élever des enfants ? Aucune étude scientifique ne s’est penchée sur la question, mais des cliniciens n’en rejettent pas l’hypothèse. « D’après mon expérience clinique, certains parents autistes sont des parents formidables, dit Simon Baron-Cohen. « Le type d’approche obsessionnelle caractéristique de l’autisme peut être quelque chose de vraiment positif en le transposant à l’éducation. »
L’avantage le plus évident apparaît probablement dans le cas de parents autistes qui ont un fils ou une fille présentant aussi un TSA. « En tant que parent autiste, je suis dans une situation unique d’être capable de voir au plus profond ce qu’ils pensent et ressentent », dit Rochelle Johnson. Lorsque sa fille aînée était âgée d’environ huit ans, Rochelle Johnson se souvient qu’elle a eu des problèmes à l’école parce qu’elle posait sa tête sur le sol lorsque les élèves s’asseyaient par terre. Il est apparu que la fillette « écoutait » l’instituteur de la classe voisine grâce aux vibrations.
Intuitivement, Rochelle Johnson a compris la situation. « D’une certaine façon, en tant que parent, vous avez tendance à dire ‘il faut être attentive en classe’. Mais d’autre part vous éprouvez une véritable empathie en comprenant le sens de ce comportement, même si cela paraît fou ». Rochelle Johnson se souvient qu’enfant elle faisait elle-même des choses inhabituelles comme ne pouvoir s’empêcher de faire un geste le même nombre de fois de la main gauche et de la main droite.
Les parents autistes peuvent faire profiter leurs enfants de leur expérience, ils peuvent aussi faire front avec leurs enfants face à des difficultés partagées. Alex, le fils de Kirsten Hurley, a parfois ce qu’elle appelle « des attaques de dépression », de brefs accès d’intense tristesse qui n’ont pas nécessairement de déclencheur spécifique mais qui proviennent d’un sentiment général d’accablement. Alex, un garçon calme avec de grands yeux bruns et des taches de rousseur, à du mal à mettre des mots sur son expérience. « Ce que je ressens, je ne peux pas vraiment expliquer ce que je ressens », dit-il. Mais il ajoute que sa mère le comprend. Kirsten Hurley se souvient avoir éprouvé des sentiments similaires dans son enfance et dit les ressentir encore parfois. Sa manière d’y faire face est de faire une pause et de se souvenir que ces sentiments sont temporaires. Elle aide Alex à faire de même, en le soutenant sans insister pour qu’il donne une raison à sa tristesse.
La génération suivante
Jusqu’aux années 1990, la plupart des personnes diagnostiquées étaient porteuses d’une forme relativement sévère d’autisme, de sorte qu’elles étaient peu susceptibles d’avoir des enfants. Mais une meilleure prise de conscience de l’autisme ainsi qu’un élargissement des critères de diagnostic se sont soldés par le diagnostic d’un nombre croissant de personnes avec des formes plus légères d’autisme, et dès lors, il y a davantage de parents ou de parents potentiels avec autisme.
Un nombre croissant de personnes sont diagnostiquées à l’âge adulte, et pour certaines d’entre elles alors qu’elles sont déjà parents. « Très souvent, c’est le diagnostic de l’enfant qui incite (le parent) à se poser des questions et à demander un diagnostic pour lui-même », remarque Susan White, co-directrice de la Virginia Tech Autism Clinic à Blacksburg, en Virginie.
De nos jours, la plupart des parents autistes sont dans cette situation : avoir été diagnostiqué après avoir eu des enfants, et peut-être à cause de leurs enfants. A l’avenir, la plupart sauront qu’ils sont porteurs de TSA avant de devenir parents. Ils seront peut-être confrontés à d’autres défis : des tiers pourraient par exemple remettre en question leur capacité d’élever des enfants, ou ils pourraient se demander si leur enfant sera ou non porteur de TSA.
« Je n’ai jamais souhaité être père », confie Gillian Drew qui vit dans un petit village du sud de l’Angleterre avec sa femme Lizzie, elle aussi autiste, et leur fille de bientôt deux ans. « Je ne voulais transmettre ni mon autisme, ni ma dépression ». Gillian Drew n’a appris qu’à 28 ans qu’il était autiste, mais il l’a su avant de rencontrer sa femme et avant de décider d’être père. Il a publié un livre pour adultes récemment diagnostiqués autistes (An Adult with an Autism Diagnosis) et il tient aussi un blog Aspie Daddy. Son épouse – à l’époque sa petite amie – avait un grand désir d’enfant, et il a finalement changé d’avis. « C’était presque quelque chose de spirituel », dit-il. « J’avais peur de ne pouvoir faire face, mais qu’en serait-il si je pouvais ? Qu’en serait-il si je laissais les possibles difficultés m’empêcher de vivre la plus grande chose que j’aie jamais accompli ?
Jusqu’ici, leur fille Izzie ne présente aucun signe d’autisme, ce qui est un soulagement, dit-il, « juste parce que je sais à quel point cela peut être difficile ». Mais c’est aussi une inquiétude, en particulier pour sa femme. « Elle est terrifiée à l’idée qu’en grandissant Izzie la dépassera en quelque sorte en matière de compétences sociales », explique Gillian Drew. Il trouve fascinant d’observer sa fille qui apprend à partager, à communiquer ses besoins et même à monter ses parents l’un contre l’autre. C’est pour lui une seconde chance d’apprendre les compétences sociales mais aussi une expérience pénible qui met en évidence ses propres lacunes. A la plaine de jeu, « elle apprend, et tandis qu’elle apprend, je suis en retrait et j’apprends en l’observant », raconte-t-il. « Mais elle est plus douée que moi car elle le fait naturellement. »
Gillian Drew est très conscient d’être un parent autiste et il se surveille constamment pour s’assurer de fournir à sa fille ce dont elle a besoin. Avant la naissance d’Izzie, il a lu de nombreux récits d’adultes imputant une enfance difficile à des parents qu’ils soupçonnent d’être porteurs d’autisme. Les parents décrits dans ces récits n’ont jamais été diagnostiqués, et aucune étude scientifique n’a évalué quels sont les effets potentiels d’avoir un parent autiste. Cependant, il était inquiet. D’après lui, son propre père avait probablement de l’autisme. Il se souvient avoir espéré des encouragements, mais au lieu de cela son père critiquait les dessins qu’il rapportait de la maternelle: « Mets les yeux un peu plus haut, et la forme du nez n’est pas bonne. »
La possibilité que son enfant connaisse les mêmes souffrances le tourmentait, et Gillian Drew a décidé de modifier certains aspects de son comportement. Bien qu’il trouve cela difficile à supporter, il se force par exemple à assister à des fêtes enfantines avec des lumières vives et beaucoup de bruit. Il s’interdit de manifester du dégoût lorsque les mains de sa fille sont couvertes de compote ou de flocons d’avoine afin d’éviter de lui transmettre sa détestation du désordre et de toute texture ressemblant à de la bouillie. Et il s’extasie devant chaque production artistique de sa fille. Le paradoxe est que se savoir porteur de TSA rendant difficile la manifestation de l’affection a transformé chacun de ses actes en une expression d’amour.
Son expérience a convaincu Gillian Drew de la nécessité pour les personnes autistes d’être conseillés sur des sujets dont ne traitent pas les cours et les manuels destinés aux parents ordinaires. « J’ai passé tellement de temps à me concentrer sur la manière dont il convient de l’embrasser, de la câliner, que j’ai soudainement réalisé l’autre jour que je ne lui avais jamais dit que je l’aime », confie-t-il. « Et je me suis dit, c’est étrange car on penserait que c’est une chose naturelle à dire, mais cela n’a jamais franchi mes lèvres. De sorte que maintenant je dois faire un effort conscient pour dire ´je t’aime.´ »
Malheureusement, ce type d’aide est difficile à obtenir. Comme les époux sont tous deux autistes, lorsque la jeune femme est tombée enceinte, le gouvernement a dépêché une assistante sociale pour enquêter sur la famille. Mais dès qu’il est paru évident que le bébé ne risquait pas d’être victime d’abus ou de négligence, elle a classé le dossier. Lorsque le couple a demandé davantage de soutien aux services sociaux avec lesquels ils traitent habituellement pour des questions telles que le chômage ou les finances, ces services ont répondu que les conseils d’éducation n’entraient pas dans leurs compétences.
En fait, des personnes comme Gillian Drew sont peut-être les mieux placées pour aider les chercheurs à recenser les conseils dont les parents ont besoin. « Je pense que nous devons commencer à identifier ce qui marche », estime Susan White. Chaque parent a des talents particuliers et des points faibles. Mais précisément à cause du diagnostic posé sur eux (et, peut-être, de la tendance à la rumination qui va avec), de nombreux parents autistes ont passé beaucoup de temps à réfléchir à des choses qui peuvent paraître évidentes à d’autres. Qu’il s’agisse de considérations pratiques sur l’organisation de la journée d’un nourrisson ou d’un enfant en bas âge, ou de questions plus profondes sur la meilleure manière de manifester son affection et de s’occuper de l’enfant en répondant à ses besoins. « Je réfléchis bien plus à l’éducation que beaucoup de personnes de ma connaissance », note Kirsten Hurley.
Quelques chercheurs s’efforcent de comprendre les besoins de ces parents, première étape avant de pouvoir proposer des solutions. Simon Baron-Cohen suit 40 mères autistes et leurs bébés, de la grossesse jusqu’au 2ème anniversaire de l’enfant. Son équipe cherche à suivre le développement des bébés parce que l’on considère qu’ils courent un risque accru d’autisme, mais aussi pour interroger les mères sur leurs expériences. « Nous nous efforçons de recueillir les réflexions des femmes autistes », explique Simon Baron-Cohen. Par exemple, les femmes autistes se sentent-elles capables de faire valoir leur point de vue lors des consultations prénatales ? Trouvent-elles utiles les groupes de soutien pour jeunes mères ? « Il nous faut les écouter et connaître leur expérience », conclut-il.
En dépit des hauts et des bas, être mère est pour Kirsten Hurley une source de joie. « Ma maison est sens dessus dessous, mais j’adore cela », dit-elle. Au cours de cette interview par Skype, même sa frustration est teintée d’affection. Elle prend Isla sur les genoux et l’entoure de ses bras. « Veux-tu un câlin, cela va-t-il te calmer ? », demande-t-elle en serrant Isla tout en se penchant sur son ordinateur pour reprendre la conversation. Plus tard, lorsqu’Isla recommence à s’agiter, Kirsten Hurley appelle Alex qui guide sa petite sœur hors de la pièce afin de laisser sa mère converser en paix.
« Je sais que mes enfants vont manquer certaines choses en raison de mon diagnostic. Mais je m’efforce de compenser », dit Kirsten Hurley. Par exemple, elle élève ses enfants dans une atmosphère d’acceptation de l’autisme qui n’existait pas dans son enfance. En particulier pour Alex, « Je pense qu’à l’avenir ce sera bon pour lui d’avoir grandi à un endroit où l’on parle positivement et ouvertement de l’autisme », dit-elle.
Bien qu’Isla n’ait même pas encore atteint l’âge d’être capable de laisser sa mère tranquille pour la durée d’une conversation téléphonique, Kirsten Hurley pense déjà à être un jour grand-mère. Les parents de son mari prennent souvent les enfants chez eux pour la nuit et elle espère faire un jour de même pour ses propres petits-enfants. En évoquant cet espoir, elle ne fait pas de distinction entre ses enfants: devenir parent est une possibilité tant pour Alex que pour Isla.
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