Actualité littéraire
Compte-rendu de lecture du livre « La fille pas sympa – La vie chaotique et turbulente d’une jeune autiste Asperger », Julia March, Seramis, 2017
Alice, pour l’AFFA
Qu’est-ce qu’être autiste aujourd’hui ? Si peu d’entre nous osent prendre la parole ou même ont la possibilité de communiquer, nous, les Asperger « sans retard général du langage significatif sur le plan clinique » (DSM IV), nous pouvons témoigner – un peu – de cette différence, du moins de la différence que nous vivons. Si on a l’habitude de dire qu’il y a autant de formes d’autisme que de personnes autistes, c’est en multipliant les témoignages que nous pourrons faire valoir nos droits – car la vie reste un combat quotidien pour chacun et chacune d’entre nous, même les plus autonomes. Le témoignage de Julia March paraît à point nommé cet automne pour le rappeler au public, à l’heure de la concertation en vue du quatrième plan autisme et alors que les recherches sur l’autisme au féminin continuent à se développer (en particulier avec l’équipe du professeur Mottron). Car non seulement Julia est autiste mais elle est aussi, et surtout, femme. Et si longtemps l’on a cru que l’autisme touchait prioritairement la population masculine (le chiffre d’une fille pour huit garçons circule pour l’Asperger), les avancées de la science, la libération de la parole, l’aide aussi des nouvelles technologies (sites internet, forums, réseaux d’entraide) sont en train de remettre ce sex ratio en cause. Ce n’est peut-être pas tant qu’il y a moins de femmes que d’hommes Asperger que le fait que les femmes le manifestent différemment, qu’elles prennent peut-être davantage sur elles – condition féminine oblige – ou qu’elles mettent davantage de stratégies de contournement en place. Les outils diagnostiques ne seraient pas tout à fait adaptés. Après tout, la recherche en est à ses débuts, surtout en France, et beaucoup de choses restent à faire – à titre indicatif, l’étude de Hans Asperger qui date de 1944 n’a été traduite en français qu’en 1998… C’est ce qui explique en partie le parcours « chaotique » de cette jeune autiste Asperger de 25 ans.
La Fille pas sympa nous raconte les tribulations d’une enfant, puis jeune fille, puis jeune femme qui se découvre très tôt différente, mais qui ne prend conscience que progressivement que cette différence est irréductible, handicapante et source de souffrances sans nom. Qui n’arrive que tardivement à mettre un mot sur ces signaux. Quand je parle de « différence » ici, il faut le prendre comme un euphémisme. Être autiste Asperger, ce n’est pas seulement se sentir différent, ce n’est pas vouloir jouer l’original, ce n’est pas succomber à un effet de mode. C’est avant tout vivre avec des particularités sensorielles, motrices et cognitives qui empêchent une socialisation normale, une vie normale, qu’elle soit professionnelle, familiale ou affective. Être Asperger c’est souffrir d’une forme d’autisme certes fonctionnelle, mais c’est avant tout être porteur d’un handicap invisible qui affecte notre quotidien et qui cause beaucoup de fatigue, d’effondrements émotionnels et d’épisodes dépressifs – entre autres.
De cette dimension première, testimoniale, de l’ouvrage de Julia, nous pouvons déjà dire beaucoup. Ce livre se situe dans la lignée des livres et autres blogs d’hommes et de femmes Asperger, femmes qui, notons-le, ont été souvent pionnières dans la transmission de leur vécu d’autiste et dans l’histoire de la littérature spécialisée. Rendons ici hommage à Temple Grandin (Emergence : Labeled Autistic, 1986), Donna Williams (Nobody Nowhere : The Extraordinary Autobiography of an Autistic Girl, 1992) et Liane Holliday-Willey (Pretending to be Normal : Living with Asperger’s Syndrome, 1999). Le titre de l’autobiographie de Julia March est d’ailleurs issu du blog qu’elle a créé à la suite de son diagnostic. Ce livre se voudrait ainsi un guide, une aide pour les gens découvrant trop tard les raisons de leur marginalité :
J’aurais aimé connaître ma condition d’autiste avant mes 24 ans, avoir lu un livre comme celui que vous tenez entre vos mains lorsque je me trouvais au fond du trou. Alors je l’ai écrit. (p. 15)
L’ouvrage est, en outre, préfacé par Julie Dachez, très active dans la blogosphère et autrice du seul – à ma connaissance – roman graphique traitant de la question : La Différence invisible (Delcourt, 2016). Il se pose ainsi comme un véritable plaidoyer pour la neurodiversité. Les personnes autistes ne manifestant somme toute qu’une autre forme d’intelligence (voir l’ouvrage de Laurent Mottron : L’autisme, une autre intelligence), il est dès lors possible d’imaginer un monde où chacun serait accepté malgré ses différences, avec ses différences, et où la société donnerait la même chance à chacun de s’épanouir – le net fait déjà beaucoup pour ça : et, si Julia March reconnaît les atouts du système français concernant la possibilité d’aides et le maintien des solidarités, force est de reconnaître que cela reste bien insuffisant, les personnes percevant l’AAH étant encore trop souvent taxées de profiteuses ou de planquées (les chômeurs connaissent bien cela). Or, comme le rappelle notre autrice, « nous sommes avant tout humains » :
« Tu ne fais aucun effort » est la phrase que l’on m’a le plus souvent répétée au cours de mon existence. Je pense que ce livre prouve largement le contraire. À votre tour, les non-autistes et les institutions, de faire des efforts. Et de nous le prouver. (p. 281)
Mais le texte de Julia March est bien plus que cela. En tant qu’autobiographie d’une femme s’interrogeant son identité, en manque de sens, en manque de repères, dans un monde inhospitalier et mouvant, il nous dessine une quête existentielle avant tout. Et, comme tel, il nous concerne tous et toutes. Car Julia n’est pas qu’autiste Asperger, comme cela nous est annoncé en première de couverture. L’histoire de Julia, c’est l’histoire d’un bébé « un peu étrange », un peu renfermé sur lui-même, puis d’une petite fille qui commence par s’épanouir à l’école (diagnostiquée Haut Potentiel Intelectuel), qui se fait finalement balloter par ses parents à travers la France, puis en Espagne, au gré des fluctuations économiques mais surtout des caprices d’un père tyrannique et violent. La vie de Julia petite, c’est l’histoire de micro-conflits territoriaux entre les enfants de la fratrie, c’est le droit d’aînesse et le droit du plus fort qui règnent à la maison, à l’école, c’est aussi – malheureusement – l’histoire d’enfants battus, d’une mère sous influence, d’un père irresponsable, violent, alcoolique et volage. Si le parcours scolaire de Julia fut chaotique, c’est avant tout pour ces raisons-là, le père changeant régulièrement de métier et voulant souvent tenter de refaire sa vie dans différentes villes de France puis d’Espagne. Quand on sait que ce dont a besoin un autiste avant tout, c’est de stabilité, on se doute quel enfer a dû subir la petite puis jeune fille avant de se retrouver chassée de chez elle. Car Julia a ensuite connu la rue puis la débrouille, avant de reprendre des études et de pouvoir trouver sa voie, avant de réussir également à sortir de l’emprise sectaire à laquelle elle était soumise.
L’originalité de cette autobiographie c’est aussi l’incursion qu’elle permet dans le milieu des Témoins de Jéhovah. Car la famille de Julia est pratiquante, pratiquante au point d’en être aveuglée. C’est ce qui explique, par exemple, la passivité de la mère face aux violences conjugales, c’est ce qui explique l’exil moral dans lequel sera plongée la petite sœur alors qu’elle commencera à vivre une vie hors des cadres qui lui sont imposés (la vie que nous vivons toutes au quotidien ; le statut des femmes dans cette secte étant en effet extrêmement rétrograde). C’est aussi – paradoxalement – ce qui explique que Julia se soit sentie « normale » si longtemps. En effet, la rigidité dont Julia faisait preuve enfant, les routines, l’isolement qui la caractérisaient, elle les mettait sur le compte de cette différence de croyance, non pas d’une différence intrinsèque dans son fonctionnement cognitif. Il a fallu qu’elle s’éloigne des préceptes de cette secte pour se rendre compte que, oui, il y avait bien un nom pour qualifier son mal-être et ses difficultés à vivre au quotidien. Il aura fallu la fin d’une emprise, fin permise, entre autre, par ses études. Il aura fallu aussi l’activisme et la solidarité de toutes les femmes porteuses du même syndrome, la diffusion internet des recherches scientifiques, la mise à disposition d’études et d’ouvrages spécialisés dans les bibliothèques pour que Julia comprenne, pour que nous comprenions. Alors merci à toutes celles qui témoignent.
L’une des particularités du syndrome d’Asperger au féminin étant le camouflage social, il est toujours difficile d’en prendre conscience soi-même quand cela n’a pas été fait auparavant dans l’enfance par des médecins ou par la famille (voir par exemple l’étude de Rynkiewicz et al. dans Molecular Autism, 2016, 7 : 10). L’une des particularités socio-historiques des femmes en général étant de souffrir en silence et de se sentir coupables de leurs dysfonctionnements (beaucoup de littérature sur le thème dont le magnifique P. Bourdieu, La Domination masculine, 1998, ou le très bon F. Héritier, Masculin, Féminin, 1996), c’est à une « double peine » à laquelle sont soumises les femmes Asperger. Cette expression est de Julie Dachez, qui précise, dans la préface :
[Les femmes autistes], en se situant à l’intersection de leur genre et de l’autisme, font face à des problématiques bien particulières qui sont à l’heure actuelle totalement invisibilisées. (p. 9)
C’est parce que cette question de la reconnaissance d’un syndrome d’Asperger au féminin se situe à la croisée des registres qu’elle inspire des réticences et fait peur à beaucoup. Mais les choses changent actuellement, du moins il me semble. La parole de toutes les femmes se libère sur le plan des violences* sexuelles mais aussi, de manière plus générale, sur le plan de la reconnaissance de nos droits et tout d’abord de notre droit à la parole (d’ailleurs la question de la prévention des violences* sexuels est cruciale pour les femmes autistes). Il faudrait relire, sur ce point – la libération de la parole des femmes –, Le Rire de la Méduse de Cixous. Ce qui m’inquiète néanmoins, c’est que ce texte a été publié en 1975 et que cela ne semble pas avoir foncièrement évolué depuis. Plus de quarante ans après, pourquoi faut-il encore se battre ? Quand est-ce que les comportements et les mentalités changeront vraiment ? Quand est-ce que les hommes comprendront ? Quand est-ce qu’ils penseront autrement leur virilité ?
Au moment de finir cet article, je voudrais surtout rappeler que, certes, l’œuvre de Julia March est une œuvre de témoignage mais elle est surtout un morceau de littérature et, comme tel, procure un réel plaisir de lecture. Si elle n’est « pas sympa », néanmoins la narratrice fait rire et manie l’humour comme l’ironie avec virtuosité, ce qui permet d’alléger la charge dramatique de tout ce chaotique et de toute cette violence subis. Nous lisons une autobiographie mais également une véritable odyssée et une truculente épopée. Julia traverse les mondes, les univers, les frontières, et son parcours est avant tout révélateur de sa force de vie. L’autrice n’oublie pas non plus de rendre hommage aux écrivains qui l’ont inspirée, qui l’ont sauvée pourrions-nous dire – intérêt spécifique aidant – : Federico Garcia Lorca et J. K. Rowling en premier lieu. C’est donc dans un texte riche de ces multiples dimensions que nous pénétrons en ouvrant son livre, ces mémoires d’une Fille pas sympa – et surtout pas celles d’une « jeune fille rangée ». Et ce mélange des genres engendre une grande vivacité dans la conduite du récit et permet une lecture plurielle de cette œuvre qui, sinon, aurait pu rester un simple document à valeur scientifique (qu’est-ce qu’être femme Asperger aujourd’hui ?). À lire.
NDLR 13 juin 2020 : l’expression « abus sexuel » a été remplacé par « violences sexuelles ». Nous renvoyons à cet article qui détaille pourquoi nous faisons le choix de bannir le mot « abus » de nos articles quand c’est possible.